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La mer battait les hauts remparts du château des seigneurs de Nissac.

Dans la salle d’armes, en la cheminée de laquelle grondait un feu de bois de poirier qui parfumait la pièce, Mathilde, en chemise, haut-de-chausses et bottes, l’épée à la main, affrontait dans un vingtième assaut consécutif le comte de Nissac qui para son attaque une fois encore avec une vivacité et une sûreté décourageantes.

Il sourit.

— C’est encore et toujours mieux, madame la baronne !

— Ne vous moquez point, monsieur le comte. Je n’ai jamais demandé ce titre.

Il la regarda avec une certaine gravité, mais sans baisser l’épée.

— Il était cependant fait pour vous, quoique je pense que vous ne le conserverez point longtemps encore. Je ne sais d’où me vient pareille idée, mais je vous imagine mieux comtesse…

Il baissa sa garde et ajouta :

— Comme toutes choses, les titres devraient se mériter. J’ai vu des ducs s’enfuir à bride abattue devant l’ennemi quand de simples soldats, qui n’étaient point gentilshommes, faisaient montre d’une bravoure qui quelquefois changeait l’issue d’une bataille. Quand ces hommes-là seront généraux par les mérites qui leur reviennent et qui sont étrangers à la naissance, l’armée de ce pays sera la plus forte du monde.

Il la sollicita en tapant les dalles du talon de sa botte.

Elle reprit sa garde.

— Madame, les instructeurs du cardinal vous ont bien enseignée en ces trois années et je vous sens capable de tenir votre rang face aux Espagnols comme aux Frondeurs. Cependant…

Il hésita.

— Cependant ? demanda-t-elle avec vivacité.

— Monsieur de Frontignac ne vous a-t-il rien appris ?

— Ceci !

Il para une nouvelle attaque, assez classique dans la manière mais vive dans l’exécution.

Il sourit :

— Je connais ce tour de Frontignac qui peut en effet surprendre et vous le réussissez tout aussi bien que lui. Voyons encore… Et monsieur Le Clair de Lafitte, vous montra-t-il quelle botte porter à un roué adversaire ?

— Cela !

Le comte de Nissac para mais recula par jeu en encourageant Mathilde :

— Allons, madame, poussez, allongez cette botte de nouveau !

— C’est que vous êtes bien affligeant, monsieur, votre épée est partout à la fois !

Ils rompirent l’assaut et se regardèrent, étonnés une fois encore de se trouver réunis en un tel bonheur.

Après la soirée somptueuse organisée par le cardinal Mazarin pour fêter le « retour » du comte, celui-ci et Mathilde s’en étaient allés à Saint-Vaast-La-Hougue. Cependant, l’air désolé, Mazarin avoua ne pouvoir leur laisser que quelques jours : bientôt, les Foulards Rouges devraient reprendre attaques et coups de main.

Le comte s’émerveillait à chaque instant de Mathilde. Non point qu’elle fût devenue baronne, encore qu’il en fût très reconnaissant au Premier ministre. Son admiration provenait de l’assiduité de la jeune femme à des choses auxquelles elle n’entendait rien trois ans auparavant et où elle excellait aujourd’hui. Mieux encore, demeurant très féminine, la jeune baronne se montrait l’égale des hommes là où l’on n’attend point une femme. Craintive devant les chevaux à l’époque où le comte la prenait sur le devant de sa selle, elle était aujourd’hui cavalière de grande classe, intuitive, infatigable et cependant économe de sa monture.

Pareillement, à l’épée, elle tenait sa place avec fougue, intelligence et détermination. Et au combat, sans doute valait-elle mieux que bien des officiers d’infanterie.

Aussi Nissac, qui était homme de bonne foi, songea qu’un jour peut-être, les femmes égaleraient les hommes en toutes choses, et que ce serait alors justice.

Il tapa de nouveau du talon de sa botte. Mathilde se remit aussitôt en garde, épée haute et une main sur la hanche, à la manière élégantissime des seigneurs de Nissac.

— Voyons, madame, ce que vous a appris le lieutenant Maximilien Fervac, meilleure lame de mes Foulards Rouges mais aussi des Gardes Françaises !

Mathilde attaqua avec un mordant qui ne laissait point deviner l’état de grande fatigue où elle se trouvait.

Le comte enraya l’attaque mais dut, pour ce faire, déployer davantage de ressources que les fois précédentes.

— Bravo, madame !… Le coup était redoutable et tortueux on ne peut davantage, en quoi je reconnais bien Fervac !

Il l’observa plus attentivement.

— Es-tu fatiguée ?

— À peine.

— Cette leçon, après le voyage à cheval depuis Gien, c’est trop.

Ils étaient arrivés la veille, comme le soir commençait à tomber.

« Mousquet », le chien noir et feu du comte qui attendait depuis des années le retour de son maître près du pont-levis, s’évanouit pour tout de bon et son corps manqua basculer dans les douves. Nissac, très inquiet, avait sauté de cheval et ranimé son chien en lui donnant quelques légers soufflets… et un baiser sur la truffe humide dès que la pauvre bête ouvrit les yeux… pour s’évanouir à nouveau – mais tout faussement – tant il prenait grand plaisir aux caresses du comte.

Il faillit en être de même avec le couple de vieux serviteurs qui commençait à ne plus écarter l’idée selon laquelle le dernier comte de Nissac se trouvait mort et enterré.

Mais le sens du devoir l’emporta sur l’émotion et, au dîner, on servit un délicieux potage de dindon à la chicorée, cailles grasses, tourtes de blanc de chapon ainsi que beignets dorés à la confiture de groseilles.

Puis le comte fit visiter le château à la baronne qui s’émerveilla des salles voûtées, des tours à créneaux dominant la mer aux reflets scintillants et la campagne qu’on distinguait mal malgré un fort joli clair de lune. On s’arrêta à la chapelle et Mathilde, en la salle d’armes, regarda avec stupeur des armures vieilles de plusieurs siècles. Enfin, au-dessus de la porte du donjon, il lui montra une date gravée et à demi effacée par le vent et le sel marin contenu en l’air : 1111.

Il sourit.

— Mon lointain ancêtre activa les travaux pour que le château fût achevé en l’an 1111. Premier, toujours premier, le chiffre « 1 ». Point de second ou de troisième. Avec les siècles, le mot changea et c’est avec légère drôlerie que de Nissac à Nissac, de père en fils, on se soufflait : « Quatre fois meilleur ! ». Tu comprends que j’hésite à dire sa date de construction, de crainte soit qu’on me croie alors vaniteux, soit qu’on pense que l’endroit est vraiment trop ancien. Mais puisque tu seras un jour comtesse de Nissac, tu dois savoir qu’avant existait autre château sur les fondations duquel celui-ci fut bâti. Le premier comte de Nissac dont on retrouve traces remonte à l’époque du roi Lothaire, l’avant-dernier des rois carolingiens : te voilà bientôt, mon tendre amour, portant nom plus ancien que celui des Bourbons qui eux le savent, et se gardent d’en jamais parler !

Il lui vola sa réponse en l’embrassant sur les lèvres puis, prenant la baronne dans ses bras, le comte la mena en sa chambre qui donnait sur la mer.

« Mousquet », couché au pied du lit, s’endormit aussitôt qu’il s’allongea.

Les amants ne s’abandonnèrent au sommeil que beaucoup plus tard…

Ils chevauchaient à la limite des vagues.

Au loin, dans la lumière d’argent et de violette d’un ciel tourmenté, on distinguait l’île de Tatihou. À l’approche des chevaux, des mouettes paresseuses s’envolaient sur quelques toises, se reposant aussitôt en un froissement d’ailes pour chercher leur nourriture dans le sable humide.

Le vent salé et piquant rosissait les joues de Mathilde, la rendant plus désirable encore aux yeux du comte.

Ils arrêtèrent les chevaux.

— Comme j’aime ton pays ! dit Mathilde.

— Il est pourtant bien rude, presque brutal !

— Il est des beautés brutales : toi !

Il rit.

— Je ne suis point beau, et ne souhaite point l’être sauf si la chose est pour toi de quelque importance !

Ils passaient du « vous » au « tu » par jeu, ou selon les circonstances. Ainsi le vouvoiement était-il de rigueur lors des leçons d’escrime d’autant plus sérieuses que le comte, dès le matin, enseigna à la jeune femme le secret de ce coup redoutable qui lui venait de ses ancêtres et tuait l’adversaire au premier miroitement d’épée. Certes, il fallait envisager bien des leçons encore mais la très jolie baronne manifestait tant d’heureuses dispositions qu’en toutes choses les délais se trouvaient raccourcis.

Ils descendirent de cheval et elle lui prit la main.

— Je n’avais jamais vu la mer. En la découvrant ce matin, depuis le donjon, il me semble que je ne pourrai jamais plus vivre en l’étroitesse des villes.

Nissac grimaça :

— Un époux vieillissant, un couple de vieux serviteurs qui n’est point éternel, un chien si terrible qu’il s’évanouit comme une jeune vierge, le vent, la mer, un très vieux château ; es-tu bien certaine que Paris ne te manquerait point ?

— Tout d’abord, tu n’as que dix ans de plus que moi, c’est dire le peu qui nous sépare mais en aurais-tu vingt où trente, cela ne changerait point les dispositions qui sont en mon cœur ! Ensuite, tes serviteurs t’aiment et m’aimeront de t’aimer comme je t’aime ; et à propos, j’aime aussi ton chien assez courageux pour attaquer un sanglier comme il le fit l’automne dernier, m’a-t-on dit, et cependant j’aime plus encore son cœur de petite fleur qu’une émotion chavire comme un vent léger couche la clochette d’un coquelicot. J’aime nos chevaux côte à côte et bien au chaud en l’écurie quand dehors la nuit est froide, que le vent souffle en fureur sur la lande et qu’on entend le cri de la chouette. Oh oui, que j’aime le vent, qui a ta violence, et la mer, qui a ta constance. J’aime ton vieux château que les siècles n’ont point ébranlé, tout ce temps ruisselant sur ses murs. J’aime tous tes livres, les latins dont j’ai l’entendement, et ceux écrits en grec, que tu m’apprendras bien rapidement. Mais surtout, c’est toi que j’aime ! Si je te perds, j’avancerai en cette mer jusqu’à y disparaître.

Il l’embrassa avec fougue.

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